art

Digressions sur le temps

« tout est affaire de chronologie. »

Le Temps Retrouvé, Proust (44)

Pour Proust : l’œuvre d’art est intimement liée au temps. Contre Proust : la mémoire n’est pas un bonheur, elle est l’image d’un bonheur perdu (« les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdu »).

Je suis contre la nostalgie. Le bonheur existe uniquement dans le présent. L’image doucereuse d’un bonheur passé n’est qu’une construction mentale, elle n’existe plus – ce bonheur n’existe pas.

Il me semble que l’art seul est un remède au temps et à la mémoire.

Le temps, ce monstre incompréhensible. Penser le temps est vertigineux, incompréhensible et effrayant.

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La mémoire. On a tendance à voir celle-ci comme une compétence, ou plutôt une des puissances de l’esprit capable de garder une trace immatérielle du temps qui passe. Mieux : la mémoire est l’unique preuve virtuelle que le temps existe, que le concept de temps même est opérant. Quel horrible fardeau que cette capture vulnérable d’un moment ! La mémoire, en effet, n’est que lacunaire. Elle dit à quel point le présent, dans son immensité, n’est plus. Elle est le fragment décevant. J’ai toujours détesté la pensée fondée sur la nostalgie. Je la trouve suicidaire, puisqu’elle est par essence antivitale : penser à ce qui n’est plus, c’est détourner le présent de lui-même, et s’en échapper sans pouvoir l’habiter. Depuis l’adolescence, depuis la philosophie, je suis totalement hantée par le « da-sein ». C’est peut-être la pensée qui a le plus résonné à l’intérieur de mon être. Et ce n’est peut être pas un hasard si, lorsque j’ai compris ce qu’était que le da-sein, peu de temps après avoir blotti ma pensée dans le « deviens ce que tu es » qui m’a séduite d’abord, c’était par le biais d’une réflexion sur l’art. Je crois que le cœur vibrant de tout mon être réside dans cette interrogation sur la présence au monde et l’angoisse implicite qui s’y niche : nous disparaîtrons, nous disparaissons, nous avons disparu. C’est peut-être la première raison pour laquelle j’ai haï la pensée de la photographie de Barthes lorsque j’en ai entendu parler : je conçois la photographie comme le contraire d’un constat inéluctable de la mort. La photographie est pour moi, comme l’écriture, le remède à la mort, pas son témoignage blême et immobile, qui crie par son essence inerte la mort. La photographie, non, ce n’est pas les trompettes de Jéricho. La photographie est le pied de nez à la lacunicité de notre mémoire, elle est une protestation, un refus, une revanche. Ce temps que je soustrais à l’expérience de la présence lorsque je photographie – car oui, je suspends, en apnée, mon vivre au moment où je capture le présent – à quel point ce négatif est-il développé à l’infini ensuite ?

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L’art est le remède parce que l’art figure nécessairement un être-ailleurs au moment-même de l’être-là. Reste à savoir si la contingence, convergence ou coïncidence de l’être-là avec un être-ailleurs est possible, et selon quelles conditions. Et c’est rageant parce que cette idée-là, celle de conditions nécessaires d’un être-là avec l’être-ailleurs, c’est-à-dire avec l’œuvre d’art, me fait nécessairement penser à l’épique et notamment à Brecht et le théâtre épique comme forme de distanciation. Une juste et nécessaire distance entre l’être-là, et entre l’être-ailleurs, l’homme tenu, en sorte d’ascète méditatif lucide à moitié intéressé, un pied dedans un pied dehors, mi-figue, mi-raisin. Comme s’il fallait un être-à-côté, un être-neutre, pour pouvoir expérimenter pleinement cette rencontre de l’être-là et de l’être-ailleurs, de leurs effets l’un sur l’autre.

Une digression, qui n’en est finalement pas une : Je crois que c’est parce que j’aime l’effort que je m’intéresse à l’hybride, et que j’aime les réflexions sur les métamorphoses. Et je crois que j’aime les métamorphoses parce que je cherche un remède au temps qui passe, et la métamorphose, c’est l’idée du temps qui passe inscrite dans un corps. C’est donc la preuve – cette fois-ci profondément matérielle, charnelle – que le temps existe.

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Une autre errance anecdotique : je crois que je vibre la danse aussi profondément parce qu’elle est cet instant qui tournoie, elle est la manière de vivre si intensément le présent qu’il semble se figer et en même temps disparaître. Une spirale infernale qui conduit à l’extrême bascule du néant. C’est peut-être l’art le plus tragique, aussi, avec le théâtre : il est éphémère. D’où, peut-être, son intensité. Je ne parle pas de la danse regardée, ni du théâtre vu : je parle de ces arts pour et dans ceux qui le vivent à l’instant où il se réalise, et n’en garde aucune trace. C’est un évènement.

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Rien à voir encore, mais je crois que la poésie de Bonnefoy est la réponse à l’angoissante philosophie de Schopenhauer. Elle donne une piste pour vivre, tout simplement.

Rien à voir encore, une de ces petites coïncidences qui fait que la discussion de ce soir sur le temps prend aussi bien dans ma pensée, maintenant : mon père, à Noël, qui dit à quel point je distors l’instant (ou quelque chose comme ça) dans ma manière d’écrire. Une sorte de « il ne se passe rien », il te faudrait 200 pages pour raconter quelque chose. J’ai cru que c’était un défaut et je me rends compte maintenant à quel point c’est peut être un compliment. J’écris comme si je conjurais de toutes mes forces cette fulgurance du présent qui s’enfuit à chaque instant.

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