henry frank phillips

La découverte – Jeu n°3

   La règle du jeu : La bonne pioche.  les participants déposent une liste de 6 mots (trois jolis mots, trois mots haïs).les participants écrivent un texte de longueur et de forme libre à partir d’au moins 6 mots piochés auprès des autres participants.  Mes mots piochés: sérendipité, cloaque, silhouette, cruciforme, obnubilé, décryptage, gerbe.

         Henry Frank Phillips avait, depuis l’âge de 7 ans un quart, développé une passion secrète pour tout objet, jeu ou oeuvre d’art cruciformes. Tout avait commencé par une histoire de cabane dans le jardin de sa grand’ma. A l’aide de corde rêche et de bois, il avait crié de joie lorsqu’elle lui avait montré comment faire un toit solide et durable, avec cette forme sortie de l’humanité la plus primitive : 

– Tu vois, kiddo, voici la base de toute construction. Les grandes choses ont des petits débuts. Avec ça, tu pourras bâtir tout ce que tu veux ! 

       Elle lui avait dit cela sans savoir à quel point ces paroles résonneraient durant des années dans l’esprit du petit bâtisseur. Obnubilé par cette forme magique, il s’en était servi pour faire des murs, un sol, des palissades, et en moins de 58 jours, le fond du jardin ressembla à une forteresse romaine ou amérindienne, suivant l’angle avec lequel on la regardait. 

      En toute logique, Henry devint d’abord un jeune vendeur de croix religieuses, et sa fougue oratoire réussissait à convaincre même les prêtres les plus modestes de dresser dans leurs églises des croix gigantesques, signes de l’immensité de la bonté divine et de la solidité de la foi chrétienne. 

         Pourtant, à l’âge de 33 ans, au carrefour de la vie des hommes, il prit conscience de la vacuité de son entreprise et rêva plus grand: comment pouvait-il donc sensibiliser le monde entier à la puissance de cette forme ? Il repensa avec envie et amertume au funeste Samedi 21 décembre 1913: il avait 24 ans, il venait de vendre une immense croix en bois d’ébène dans une petite église du New Jersey, et il avait acheté le New York World  pour se délasser un peu en lisant les nouvelles de la semaine. Soudain, son regard tomba sur un losange vide, dominé du mot fun. Quelques instants suffirent pour qu’il comprenne la règle du jeu : un certain Arthur Wynne venait d’inventer la pratique mondiale et démocratique des mots-croisés. Un soupir de frustration le saisit, une fois de plus, à la gorge, alors qu’il se remémorait ce jour sombre. Qu’il aurait aimé avoir pu être l’inventeur de cette merveille ! La joie du décryptage des définitions alambiquées, associée au plaisir des croix de mots apparaissant en cascade, était pour lui l’apogée de la jouissance cruciphile. Il fallait qu’il trouve quelque chose. Il décida donc de poursuivre sa carrière de commerçant en diversifiant les produits qu’il allait vendre : il dénicherait bien quelque chose qui lui permettrait d’ajouter sa croix à la construction du monde. 

       Dix ans passèrent, dans la frustration la plus extrême. Ses talents lui permirent d’amasser une fortune confortable, sans pour autant qu’il n’eût réussi à trouver ce qui pouvait donner un sens à sa vie. Un soir, après avoir déposé une gerbe de fleurs sur la tombe de sa si bien-aimée grand’ma, il se rendit, lourd de dépit, dans l’un des speakeasies de Portland, l’un de ses  cloaques cachés où l’alcool se mariait avec l’argent sale depuis une quinzaine d’années. L’ambiance âcre et humide était le cadre idéal pour son amertume. Ce soir-là, une silhouette étrangère et frêle attira son attention : l’homme portait sur son visage la même expression noire et rageuse qu’il se sentait lui-même arborer. Intrigué par ce double nocturne, il décida de lui payer une pinte, et l’homme se mit à parler : 

– Trois semaines que je tente de la vendre, cette petite merveille, et rien ! Ils me claquent tous la porte au nez, ces imbéciles ! C’est de l’or en barre, mon invention, mais personne ne le voit ! Je ferais mieux de me foutre en l’air, en bon-à-rien que je suis ! 

           La curiosité d’Henry se fit plus vive, et il le poussa, de pintes en pintes, à tout lui raconter. L’homme qui était face à lui était John Thomson, un inventeur qui avait découvert, par hasard, dans son atelier, suite à un accident d’usinage, une nouvelle forme de vis, et qui sentait combien celle-ci était révolutionnaire. La sérendipité de sa trouvaille, et celle d’Henry à se saisir immédiatement de celle-ci, changèrent la face du monde. Henry profita en effet de cette heureuse soirée pour acheter le brevet de la vis cruciforme, magnanime, il lui en proposa une belle somme et l’invita à le retrouver six mois plus tard, avec pour mission de forger le tournevis permettant d’en faire l’usage. A l’issue de cette soirée, Henry, fébrile, coucha sur le papier des projets en chaîne : brevets, ventes, entreprises, usines, campagnes de publicité. Le monde aurait sa croix. 

       Cinq ans plus tard, Henry Frank Philipps pouvait contempler avec satisfaction la révolution et l’empire qu’il avait bâti : le bâtiment, l’automobile, l’usine, l’aéronautique, et même n’importe quel bricoleur du dimanche se ruaient désormais sur ses vis cruciformes et les tournevis électriques qui allaient de pair. Le monde entier était désormais intimement rassemblé par une croix estampillée de son nom. Au crépuscule de sa vie, le petit Henry rayonnait devant sa construction incommensurable, et la phrase de sa grand’ma retentissait en boucle dans sa tête : “les grandes choses ont des petits débuts”. 

 

Nota Bene : ce texte s’inspire librement de faits réels.