La règle du jeu : photo/texte. Les participants déposent une photo, réalisée ou choisie par eux. Ils choisissent ensuite celle à partir de laquelle ils écrivent un texte de forme libre.
J’ai choisi la photo suivante, faite par W.
L’album photo reposait sur la table basse. Arthur et Joseph regardaient leur grand-père en trépignant d’impatience. C’était l’heure de l’histoire, celle d’avant. Qu’est-ce que c’était curieux, ces récits de leur papou si grave et triste !
Le vieil homme saisit l’objet, le feuilleta, indécis, laissant ses doigts caresser avec une tendresse un peu honteuse ces souvenirs, dont certains s’effaçaient déjà. Il saisit une photo aux couleurs sombres et jaunies, lut l’inscription écrite au verso, ce qui le fit sourire. Il la présenta aux deux enfants.
– Regardez cette image. On dirait qu’elle ne raconte rien, n’est-ce pas ? Et pourtant, elle contient tout un monde. Elle raconte un virage, une révolution. Vous savez, bien sûr, que notre époque changea en 2020. C’est loin, pour vous. C’est une vieillerie, une date un peu légendaire, dont vous avez entendu parler mais qui n’existe pas dans votre chair. Cette image, elle montre notre innocence juste avant qu’elle soit perdue. J’étais déjà avec poupou Angelo, on s’aimait fort, fort comme notre jeunesse, on vibrait de sérieux autant que d’enfantinerie.
– C’est quand vous vous êtes rencontrés, cette photo, Papou ? demanda Arthur, qui voulait toujours accélérer les récits volubiles du grand-père.
– Non, c’est bien après. En réalité, cette photo est anodine. C’était un soir comme un autre. Poupou avait fait venir une amie photographe, Cosette Hardouin. C’était une artiste qui commençait à être connue, et elle travaillait alors sur une série de photos qu’elle appelait Portraits d’intérieur. C’était une idée un peu loufoque, qui consistait à figer une ambiance, des objets, une lumière, comme s’ils étaient la carte d’identité d’un lieu, d’une époque, et d’une personne. On l’a un peu taquiné en disant que c’était du grand n’importe quoi et que ça ne marchait pas, parce qu’une image est toujours réinterprétée par celui qui la regarde. Elle a fait la sourde oreille, a chamboulé tout l’appartement pour avoir assez de recul pour photographier ce petit bout de table et cette lampe. Puis, elle s’est retournée, satisfaite, et elle nous a dit : “Voilà. Ça, que vous le vouliez ou non, c’est vous, et c’est maintenant”.
Joseph fronça les sourcils, examina la photo de plus près, avant de dire :
– Mais c’est nul. On voit rien de spécial…
Le vieillard esquissa un sourire amer.
– Tu vas trop vite, Joseph. Je n’ai pas fini mon histoire. Comme je l’ai dit, c’est une photo anodine. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’elle a été prise le dernier jour. C’était notre dernière soirée ensemble. Après ça, tout a changé. Une semaine après, Cosette était morte d’asphyxie.
Des larmes embuèrent le regard du vieil homme, alors qu’un silence lui barrait la gorge. Il reprit enfin, un peu plus gravement encore :
– C’est cette nuit-là que l’air a été rendu toxique, c’est le lendemain que des millions d’individus sont morts en sortant simplement dans les rues, c’est le jour d’après que les scientifiques ont compris qu’on ne pourrait plus jamais sortir prendre l’air, et qu’on ne pourrait plus ouvrir les fenêtres pour respirer un grand coup. Pour vous peut-être, cette photo n’est rien, mais elle a été, sans le savoir, la porte entre deux mondes.
Les yeux des deux enfants s’ouvrirent en grand. Ils peinaient à imaginer cet avant qui ne leur disait rien, car leur présent était la seule chose qu’ils connaissaient, et ce passé ne provoquait en eux aucun émoi, si ce n’est un divertissement exotique. Mais les fantômes et la nostalgie qui déformaient les traits de papou serraient leur gorge et leur cœur, et c’est ainsi qu’ils apprirent ce qu’était la fin d’un monde.
Nota Bene : W. est un ami cher, amoureux d’un autre ami cher, F-P. Nous avons préparé tous les trois ensemble l’agrégation, et je les ai pris en photo dans leur amour naissant. De nombreux clins d’oeil à notre amitié, à notre préparation au concours, et à ce temps révolu de compagnonnage se sont glissés au cours de l’écriture, dont le titre de ce texte et sa chute, qui était l’intitulé de l’un des parcours de littérature comparée que nous avions au programme ; mais aussi celui qui est tombé à l’écrit. En quelque sorte, en plus d’être un texte produit sous contraintes, j’ai voulu en faire un gage d’amitié, contaminé bien sûr par l’époque trouble et inquiétante de ce que vit notre monde aujourd’hui.